[Ut musica poesis] Chaltouné, limyè a neg mawon
Voilà déjà quelques temps que les rythmes traditionnels guadeloupéens semblent être un des centres d’intérêt sinon le centre d’intérêt de beaucoup de musiciens de jazz, et pas des moindres. Besoin d’exotisme ou réel engouement pour la musique des Ka, le temps nous le dira. David Murray lui n’en est pas à sa première expérience en la matière, et en compagnie des « Gwo Ka masters » c’est plutôt une affaire qui marche. De même les collaborations certes sporadiques de Kenny Garrett avec Christian Laviso témoignent d’un intérêt, ou tout au moins d’une curiosité de l’américain pour le jeu si particulier du guadeloupéen.
Avec « Chaltouné, Limyè a neg mawon», Christian Laviso nous livre un nouvel opus où on le retrouve en trio, histoire peut-être de revenir à un discours plus essentiel, mais surtout, formule qu’il privilégie depuis quelques mois. Trio donc composé de Christian Laviso, guitare, basse, bugle (oui, oui), Sonny Troupé, batterie, Aldo Middleton, ka, congas, percussions. S’y adjoignent pour l’occasion Jonathan Jurion, claviers, Jean-Pierre Silver et Yves Tholle, boula, ainsi que les voix de Lucile Kancel et de Patrice Hulman.
Dès les premiers thèmes, on retrouve bien sur avec bonheur le jeu incisif et percutant de Laviso ici magnifié par les frappes incandescentes de Sonny Troupé. Ils nous emmènent tous deux sur les traces d’un « marronnage », musical celui-là, où le guitariste retrouve à la fois l’urgence et la gravité de cette course qui menait, mais doit-on encore le rappeler, l’esclave épris de liberté à fuir jusqu’au retranchement dans la forêt. Christian Laviso pose le son de sa guitare sur un foisonnement rythmique des Ka et de la batterie, qui nous rappelle sans cesse qu’elle n’est pas bien loin.
Par moments le rythme s’apaise et les voix se font entendre. « San mélé », « Le premier jour » (Jonathan Jurion y fait une apparition honorable), nous redisent avec sensibilité ce que nous devons à notre histoire.
Dans la dizaine de morceaux que nous propose cet album on retrouve quelques morceaux présents dans des réalisations précédentes, que ce soit avec Simen Kontra ou avec Horizon. Parmi eux citons « Nikol » et « Neg mawon » dont on peut cependant interroger la pertinence du traitement de la matière vocale, (un peu trop zouk), et ce qu’elle apporte réellement en terme de musicalité (sur « Nikol » plus particulièrement).
L’album recèle néanmoins de belles perles comme le magnifique « Swing infernal » qui aurait pu s’appeler aussi « Groove infernal » tant l’efficacité du thème fonctionne entre les voix et la guitare. Guitare dont le son vire franchement au hard rock dans ce morceau, mais avec la même lucidité et la même présence presque obsédante qui signe le travail de Christian Laviso.
Un album tout en puissance donc. Mais une puissance gagnée sur l’efficacité du discours et sur la force évocatrice. A mettre entre les mains de ceux qui douteraient encore de la valeur jazzistique de la musique des Ka.