Bon succès pour Bireli Lagrene et son Gypsy Project qui ont fait quasiment salle comble au Centre des Arts de Pointe-à-Pitre ce 5 décembre 2003. Presque inattendu ! Mais quelle excellente bonne surprise. Et sur scène, Bireli n’a pas déçu. Virtuose évidemment, dans la lignée de Django bien sûr. Mais pas seulement, car la palette musicale de l’artiste est immense. Loin donc de faire de la copie, mais en gardant l’esprit, Bireli, au grè des chorus (infernaux de technique), nous emmène du jazz manouche à l’ombre de Jaco, du blues à la fusion en passant par d’incontournables standards, bref sur tous les territoires du jazz, et même parfois un peu au-delà. Le Bananier Bleu a rencontré le guitariste avant le concert, qui nous parle en toute simplicité de son parcours, et (un peu) de son futur.
Le Bananier Bleu : Tu as eu un parcours musical extrêmement riche depuis ton premier disque en 1980. Des rencontre d’exception avec Pastorius, Garrett, Miller… Comment considères-tu ce retour aux sources à travers le Gypsy Project ?
Bireli Lagrene : C’est assez surprenant. D’ailleurs je me suis moi-même surpris en ayant cette idée ! Au départ, ce n’était pas du tout prévu… Enfin, cela dit, je ne vais pas continuer à faire que ça … Bref, le moment est venu il y a trois ans, après quinze ans de vadrouille musicale… J’ai appelé quelques amis, pour voir si déjà, dans un premier temps, j’arrivais à rejouer ce style musical. Parce que c’est quand même très physique, surtout pour les mains. Les premiers mois ont été très durs. Je jouais alors beaucoup de guitare électrique et très peu d’acoustique. Mais finalement, ça c’est très bien passé. En plus, c’est très sympa aussi de rejouer cette musique avec l’âge, la maturité. C’était bien de rejouer cette musique maintenant car avant, quand j’étais tout jeune, j’étais vu un peu comme une espèce de môme prodige, et finalement, je n’ai pas tellement aimé cette période. Aujourd’hui c’est différent ; je peux faire à peu près ce que je veux !
LBB : Ca répondait à un manque dans ce qu’on pouvait écouter en France à ce moment-là ?
BL. : Non, c’était vraiment très personnel … Je me suis dit « On va essayer, on va faire un disque » et puis voilà, on a bien fait (rires) !
LBB : La scène jazz manouche en France est maintenant très large, avec des tendances différentes (Romane, Niculescu, toi-même). Comment vois-tu l’évolution de cette scène ? Comment te situerais-tu dans cette évolution ?
BL : Moi, je ne fais que passer. Je sais qu’il y a de très bons musiciens qui eux, foncent. Et ça lui fait le plus grand bien à cette scène manouche, que tout cela prenne une ampleur plus importante que ce que cela avait été ces dernières années. Et je crois que pour ces musiciens en particulier, comme Romane, Rosenberg aussi – monstrueux guitariste, Rosenberg – je crois que surtout pour eux, c’est fabuleux. Il y a eu une espèce de déclic au niveau du public qui s’est retrouvé dans cette musique. Bon, cela dit, on ne fait pas des ravages non plus, mais c’est sympa de pouvoir remplir des salles de 1000-1500 places. Et puis c’est plein partout !
LBB : C’est vrai que je me souviens qu’il y a un an ou deux on entendait même ces morceaux là dans les boîtes de nuits …
BL : Ah oui ! Alors que je me souviens, quand j’avais 12-13 ans et que l’on commençait à chercher des maisons de disques, les réponses étaient assez incroyables, des trucs comme «Ouais, des bruitages d’oiseaux…». Fallait être fort à l’époque pour vouloir jouer ça !
LBB. : Comment tes deux derniers disques sont-ils perçus à l’étranger ? Y a t’il eu un engouement similaire à la France ? Et en particulier, aux Etats-Unis ?
BL : Et bien, je pense que ce n’est pas uniquement en France. Je crois que c’est une espèce de mini-boom général pour ce genre de musique, qui touche le monde entier et d’un coup, tout le monde s’y intéresse. On a eu la chance d’aller au Japon, de tourner aux Etats-Unis pendant un mois d’est en ouest, et c’est assez incroyable de voir à quel point Django et Grapelli étaient connus ! Ce sont des musiciens quasiment interplanétaires ! Tout le monde les connaît ! Le nombre d’aficionados qu’il y a pour cette musique ! J’ai été époustouflé ! Je n’avais jamais joué cette musique ailleurs qu’en France, et là depuis trois ans, on a tourné un peu dans ces pays pour voir, et c’était vraiment plus que surprenant.
LBB : Au cours de ta carrière, tu as exploré de nombreux styles musicaux au sein du monde du jazz (manouche, jazz rock, fusion, standard, etc.) Es-tu attiré par les expériences comme l’électro-jazz (Eric Truffaz), le M-base de Steve Coleman ou Steve Williamson ?
BL : Si l’idée me prenait, je pense que je le ferais. Je n’ai pas vraiment d’a priori. Je suis très ouvert pour tout ce qui touche le jazz en tout cas.
LBB : Si le jazz manouche n’est pas un retour définitif, vers quoi te vois-tu te tourner dans deux ou trois ans ?
BL : Ah, c’est une bonne question ; je ne préfère pas prévoir de trop parce que souvent, ça ne se réalise pas, et on prend un coup dans la gueule ! J’aime bien faire les trucs sur le moment, des envies, avec une qualité musicale du plus haut niveau si possible, mais je préfère pas trop m’aventurer à prévoir ! (rires)
LBB : Quelle est l’expérience musicale qui t’a le plus marqué ? Y’en a t-il qui t’ont déçues ?
BL : Déçu, non… Pastorius m’a monstrueusement impressionné … J’avais 19 ans et je n’aurais jamais cru que je pourrai un jour partager la scène avec lui, en plus à cet âge là ! Je crois qu’honnêtement, s’il était encore en vie, je ne pourrais plus jouer avec lui maintenant. Je suis encore plus impressionné aujourd’hui qu’avant … Mais c’était un passage, en tant que guitariste, assez grandiose.
LBB : Ca c’est passé au cours d’un bœuf, c’est ça …
BL : On s’est rencontré à New York, je suis allé le voir… Je jouais en même temps dans un autre club et je me suis précipité après le concert pensant qu’il allait terminer à des heures normales, quoi … A six heures du matin, on était toujours là, à faire le bœuf ! Et le lendemain matin, enfin non, quelques semaines après, on s’est donné rendez-vous, on a pris le petit dèjeuner ensemble et on a discuté … Bon, c’était déjà la période où ce n’était pas très clair, parce qu’il avait tendance à déconner … Mais moi, j’ai eu de la chance car il est venu en Europe deux fois de suite et les incidents ont été plutôt limités … J’ai eu la chance de jouer avec lui beaucoup de fois où il était vraiment clean… Alors qu’à New York, c’était la fête !
LBB : As-tu connu des périodes de doutes sur tes choix artistiques à certains moments de ta carrière ?
BL : Non, parce que j’ai eu la chance de faire à peu près toujours ce que je voulais. Je crois que le fait d’être sorti de cette musique traditionnelle que jouaient Django Reinhardt et Grappelli était une bonne chose. Car du jour au lendemain, j’ai tout laissé tomber. Je devais avoir quinze ans à peu près… et j’ai tout recommencé à zéro ! Les gens venaient pour me voir jouer cette musique et, non, j’étais là avec une guitare synthé ! Alors, les salles se vidaient, les clubs se vidaient aussi ! Cela a duré deux ans et puis après, il y a eu une autre vague qui m’a découvert en tant que ce guitariste là … Les anciens ne venaient plus me voir évidemment parce que j’étais banni … Mais d’autres gens ont alors entendu parlé de moi.
LBB : Dans une précédente interview (French Guitar, janvier 2000), tu dis que la guitare est un instrument encore très jeune. Comment vois-tu son évolution dans le futur ?
BL : Oui, moi je pense que comme on joue actuellement, cela ne fait que cinquante ans. C’est Django qui y est pour beaucoup. Et ce n’est qu’après, une fois que les guitaristes américains comme Wes Montgomery et tous ces fabuleux guitaristes qui ont fait leur apparition dans les années soixante, que ça a commencé à évoluer. Je pense donc que si on part de ce principe là, la guitare est un instrument très jeune … Et je pense que l’évolution du jeu va en surprendre beaucoup, enfin j’espère !
LBB : Quels sont le ou les jeunes musiciens qui t’intéresse(nt) particulièrement actuellement, à qui tu aimerais donner un coup de pouce ?
BL : C’est malheureux ce que je vais vous dire, et cela n’a rien à voir avec de la prétention mais je n’ai pas le temps. J’ai des CD que des gens m’envoient qui sont encore sous cellophane, que je n’ai pas ouvert depuis 3-4 ans, et quand je suis à la maison, je n’écoute pas de musique. On est tellement tout le temps sur la route avec les gars, qu’à la maison je décroche complètement et je m’occupe de ma famille. Bon, après une dizaine de jour à la maison, ça repart et je peux mettre un casque et ré-écouter quelque chose, mais comme d’habitude je ne suis de passage que deux ou trois jours, je dédie ce moment à ma famille, à mes enfants… et à la télé car je suis un grand zappeur !
LBB : Qu’est ce que cela représente pour toi de venir présenter ce disque aux Antilles ?
BL : Ah, c’est fabuleux. Cela fait dix ans que je ne suis plus revenu en Martinique et Guadeloupe et je ne sais pas comment cela a évolué. Moi, je suis venu en solo une ou deux fois et là, de venir avec les gars, toute la troupe, c’est marrant. Je ne sais pas comment le public va être mais en tout cas hier, à Fort de France, c’était génial. J’espère que ce soir ce sera pareil.
LBB : Et bien, on va essayer d’être aussi bons …
BL : Non, cela dépend surtout de nous !
LBB : Connais-tu les jazzmen antillais ?
BL : Oui, des musiciens sur Paris, comme Alain Jean-Marie, Michel Alibo, etc. …
LBB : On t’avait prévu une dernière question, mais tu y as déjà répondu par ailleurs … On voulait savoir ce que tu écoutes actuellement et si tu as des coups de cœur ?
BL : Ecoutez, à partir de demain, je suis off pour un mois, car on ne reprend la tournée que le 7 janvier. Donc, j’aurais le temps d’écouter plein de choses et c’est promis, je vous tiens au courant.
LBB : Merci Bireli
BL : Merci à vous.
Plus d’infos sur Bireli Lagrène :
- Le site de son producteur, Christian Pégand : http://www.christianpegand.com
- Son site personnel : http://www.bireli-lagrene.fr/
Entretien réalisé le 05 décembre 2003 – Marc Chillet & Christophe Jenny
Photos : Yves Véron