Roland Brival vient de faire paraître “Waka”, album de fusion antillaise, jazz, funk… dans la droite lignée de “Creole Gypsy”. Waka, voix et tambour, c’est la source mythique des musiques antillaises. L’artiste martiniquais était de passage à Pointe-à-Pitre à l’occasion du Salon du Livre. Nous l’avons rencontré.
LBB. Tu es un artiste multiple, à la fois écrivain, plasticien, musicien. C’est une approche globale ? Tout est connecté, ou bien pas forcément ? Ce sont des directions différentes ? Comment conçois-tu cet album par rapport au reste de tes activités artistiques ?
RB. Tout est connecté. Ce sont des étages différents, simplement ça dépend des perspectives dans lesquelles on s’installe. Moi, j’ai une façon d’aborder l’art qui fait que je l’aborde par ses racines plutôt que par ses feuilles ou par ses fruits. Donc à partir du moment où tu habites cette racine-là, bon, ce n’est pas la façon la plus facile d’aborder ce territoire, mais en tous cas, c’est la mienne. C’est peut-être là que réside mon originalité.
LBB. En écoutant ton disque, ce qui frappe d’emblée, c’est le mélange entre un son assez rétro et en même temps très actuel. Peut-être dû à l’emploi du Fender Rhodes.
RB. Ce sont des instruments qui ont une couleur chaude. Le Fender effectivement signale tout de suite l’arrivée des années 70 et 80, mais en dehors de cet aspect là qui est une sorte de parti pris esthétique délibéré, le côté moderne du son vient de la manière dont on joue. C’est-à-dire qu’on a une progression d’accords qui correspondent à une musique contemporaine. Donc ce n’est pas une musique qui est datée, mais elle a un petit parfum, une petite couleur, ce qui est logique puisque cet album est quand même aussi la suite d’un album qui a vingt ans, et qui s’appelle “Creole Gypsy” et qui a une couleur tout à fait semblable à celle-là.
LBB. C’est donc véritablement une suite…
RB. Tout à fait. C’est drôle parce que c’est vingt ans plus tard, mais dans ce métier-là, le temps des pendules n’existe pas. C’est comme en amour…
LBB. Dans cet album, tu abordes tous les rythmes liés aux racines antillaises, le jazz, le funk également. C’est une sorte de patchwork.
RB. Oui. Absolument, mais parce que là-dedans j’ai voulu…, enfin, j’ai tenté d’exprimer le métissage qui se balade en moi, qui se balade dans mes oreilles. Parce que le dénominateur commun de cet album, même s’il y a une couleur jazz, c’est le tambour. Donc à partir de là, c’est autour de l’exploration des principaux rythmes du tambour, de la musique traditionnelle de Martinique, de Guadeloupe, de la Réunion, même de la Guyane qu’on a tenté de développer la question. Il y a du maloya, il y a aussi du lewoz, de même qu’il peut y avoir du bélè ou de la biguine.
LBB. Justement, en parlant du gwo-ka, il y a aujourd’hui de nombreux travaux autour de ces rythmes guadeloupéens, par différents artistes et dans différentes directions. Je pense à David Murray avec Klod Kiavué, mais aussi Franck Nicolas, Jacques Schwarz-Bart par exemple. Comment te situes-tu par rapport à ces expériences ? Tu as une façon d’appréhender le ka qui est encore différente de ce qui a été fait en ka moderne ou en ka jazz.
RB. D’abord parce que je suis un chanteur. Alors que la plupart du temps, les expériences dont tu parles se font plutôt de manière musicale, il n’y a pas vraiment une voix. Donc la différence commence par là. Et puis aussi par le fait que, en plus de mes influences typiquement caribéennes, si tu veux, j’ai aussi subi d’autres influences au cours de mes voyages, notamment aux Etats-Unis ou à Londres, donc la relation est là aussi. Au début ça m’étonnait, mais finalement ça ne m’étonne plus guère de lire systématiquement dans les journaux spécialisés des comparaisons avec Marvin Gaye… enfin des gens des Etats-Unis. Mais parce qu’effectivement il y a une relation qui est là, mais qui date de temps encore plus anciens. Ca date du blues. Ca date du blues des champs de cotons de chez eux, qui ressemble au blues des cannes de chez nous et vice versa. Sauf que la ressemblance entre ces deux racines musicales n’avait pas encore été perçue de manière directe. On disait “notre culture à nous”, sans s’apercevoir qu’au-delà de tout ça, ce qui peut-être compte le plus, en tous cas ce qui compte pour moi puisque je vis à la fois en Guadeloupe, en Martinique et en Europe, c’est que le maillon, le chaînon manquant entre les Etats-Unis et l’Europe, c’est nous.
LBB. D’ailleurs, tu défends l’existence d’un véritable blues antillais.
RB. Ah oui, tout à fait. Enfin, je ne le défends même pas, il est là. Mais c’est vrai que je suis l’inventeur de la formule “blues créole”. Le mot “blues créole” a été inventé à l’occasion de la sortie de l’album “Intense” en 2000. […] Je voulais souligner le côté melting-pot du personnel dans cet album. Signaler la présence de Steve Potts par exemple, qui est une légende du saxophone aux Etats-Unis, qui remplace aujourd’hui dans mon esprit Bib Monville présent sur l’album “Creole Gypsy”, et entendre un type comme Steve jouer sur du gwo-ka, ça te donne un peu la portée universelle de cette musique. Des gens comme Camel Zekri, qui est un guitariste algérien, un improvisateur hors-pair, un type qui joue aussi bien de la musique contemporaine que du funk ou du blues. Donc des gens comme ceux-là amènent encore une touche supplémentaire, amènent encore une espèce de chose qui nous évite de nous enfermer dans une culture qui voudrait s’autoproduire. C’est une musique d’ouverture, on veut la partager et on commence le partage entre les musiciens.
LBB. Roger Raspail fait toutes les percussions sur l’album ?
RB. Absolument. De temps en temps je m’amuse comme ça à taper un petit coup, mais Roger est tellement magnifique. Le boulot du chant, le boulot du lead, réclame déjà tant que là du coup, il est impossible de se disperser. Il me reste la flûte pour me consoler !
LBB. On a plus l’habitude de voir la paire Vinceno-Montredon dans un registre plus biguine avec Alain Jean-Marie…
RB. Absolument. Mais là on est en train de découvrir les différentes facettes du jeu. C’est une paire magnifique. C’est une des meilleures paires rythmiques du monde, ces deux-là ! C’est des mots comme ça d’ailleurs, qui demandent à être dits. Euh, meilleure paire rythmique “du monde” [Il insiste bien. NDLR.], pas “de la Guadeloupe”, pas “de la musique antillaise à Paris”, non c’est pas vrai. Il n’y a pas un seul batteur qui joue comme Jean-Claude à Paris. C’est un très grand coloriste, de la classe de tous les grands qu’il peut y avoir aux Etats-Unis depuis Max Roach ou Kenny Clarke. Jean-Claude ne leur doit strictement rien. Sauf que ces gens-là n’ont pas eu la promotion, le respect, les éléments requis pour que leur art puisse s’imposer, avec tout ce que cela suppose. C’est malheureux pour eux, mais à la limite, ils s’en consolent, parce que les artistes ne travaillent pas pour obtenir la reconnaissance. Mais c’est beaucoup plus malheureux pour la Guadeloupe ou pour la Martinique, parce que dans cette politique qui consiste à ne pas mettre en valeur les artistes, donc les richesses humaines qui sont dans le pays, on se retrouve en position de ne pas avoir d’ambassadeurs, de gens pour dialoguer, pour parler en notre nom sur la scène internationale. Il n’est absolument pas normal qu’il n’y ait pas de groupe traditionnel qui se balade autour du monde en permanence, sans être du folklore. Sur les scènes japonaises, tout le monde écoutait Klod Kiavué – On n’a pas besoin de David Murray pour ça d’ailleurs -.
LBB. Les japonais semblent d’ailleurs très ouverts sur ce plan là…
RB. On parle de ceux-là, mais on pourrait parler de tas d’autres gens. Des festivals traditionnels dans lesquels on pourrait voir arriver ces gens-là, il y en a partout dans le monde, et constamment ! Or ici, on a des gens qui font partie des plus grands dans la tradition, on en a déjà laissé quelques-uns mourir, ceux qui restent ce serait dommage de ne pas aller les confronter, de ne pas faire en sorte que la rencontre se produise, quoi ! Parce que vraiment, entre un chanteur hindou, magnifié dans son pays, considéré comme une véritable légende vivante parce qu’il porte une tradition et un chanteur de chez nous qui débarquerait avec la science du lewoz, je ne vois pas la différence. La seule différence est dans la tête des gens d’ici qui n’ont peut-être pas encore tout à fait réalisé l’importance que ça peut avoir, pas simplement au niveau de la culture, mais aussi au niveau du business. Parce que ça, ça veut dire des devises qui rentrent. On ne va pas pouvoir développer un tourisme plus loin que ce qu’il est déjà. Tout simplement parce que le tourisme qui vient là, n’est qu’un tourisme soleil et cocotiers. Alors que le tourisme qui dure et qui amène des choses importantes et intéressantes, en terme de déplacement, c’est le tourisme culturel. Les gens doivent venir ici parce qu’il y a une musique qu’ils ont entendue, il y a une pièce qu’ils ont vue, un roman qu’ils ont lu qui leur donnent envie de faire le voyage. Pas simplement parce qu’il y a des doudous créoles et des cocotiers ! Parce que ceux-là, ils passent et ils repartent et ça n’a aucun intérêt, ni pour le pays, ni pour eux. Et je crois que cette chose-là, il va falloir qu’on s’y penche avec extrêmement d’attention. C’est bien joli de dire que la politique culturelle, ça compte, mais elle doit être quantisée, tu vois, de telle sorte que la conviction s’établisse. On doit discuter de ça dans les chambres économiques, pas simplement dans les bureaux culturels ou dans les officines un petit peu obscures, où on essaye de dire “je vais donner trois sous à untel pour qu’il monte son spectacle”. C’est pas ça une politique culturelle, tu vois. Et je pense que c’est sérieusement de ça dont on a besoin aujourd’hui. Parce que nous, on n’a pas inventé le beurre, on n’a pas d’usines, mais par contre on a une sérieuse culture qui a un sens par rapport à la modernité d’aujourd’hui. Les gens ne réclament que ça. J’ai vu des gens faire une standing ovation à des chanteurs traditionnels comme Guy Conquet ou Mansosso. Tout étonnés qu’ils étaient d’ailleurs, ces artistes ! Parce que c’est ce type d’éloge et de respect, qu’on n’a jamais eu l’occasion de leur donner, même chez eux.
LBB. Internet peut contribuer à ce rayonnement…
RB. Internet contribue. Largement. Je suis toujours étonné de voir l’enrichissement qu’apportent des sites comme le tien. Des gens qui habitent dans le pays, qui se disent “Bon, voilà, je vais essayer d’être utile…”. Parce que ceux-là font partie de la Guadeloupe aussi. Dès qu’ils mettent le doigt dans le tissu économique et culturel, ils font partie de nous, comme nous faisons partie d’eux. Si tu veux, ma parole, mon action politique, c’est la générosité. On commence par là, et après on discute. Surtout pas l’enfermement.
LBB. Merci Roland.
RB. Merci à vous.
Entretien réalisé le 12 avril 2003
Waka (Roland Brival)
Année : 2003
Label / référence : Isma'a (YEB 2006)
Personnel : Roland Brival, Bouchra Jalid, Jean-Claude Montredon, Georges Edouard Nouel, Steve Potts, Roger Raspail, Eric Vinceno, Camel Zekri
Plus d’infos :
- Le site web de Roland Brival : http://www.rolandbrival.com
- Lire l’interview dans Jazz Magazine, n° 535 – mars 2003
- Le site d’Isma’a Production : http://www.ismaa-prod.com
- Actuellement, Waka n’est pas encore distribué aux Antilles. Une seule solution, Internet, par exemple sur le site de la FNAC : http://www.fnac.com