Christian Laviso & Kenny Garrett – 2005

Christian Laviso revient sur le devant de la scène en cette année 2005, avec une actualité chargée. Dans le plus grand désordre, on citera entre autres la Résidence d’Artiste à l’Habitation la Ramée en avril et mai, la participation au Festival Créole Blues de Marie-Galante, l’invitation lancée à Kenny Garrett – et acceptée par ce dernier – à venir jouer avec Christian, et la sortie de l’album “Chaltouné“, fruit de deux années de travail acharné. Voici donc une présentation de l’album et un entretien exclusif avec Christian Laviso et Kenny Garrett à l’issue de cette semaine de travail en commun.


Voilà déjà quelque temps que les rythmes traditionnels guadeloupéens semblent être un des centres d’intérêt, sinon le centre d’intérêt de beaucoup de musiciens de jazz, et pas des moindres. Besoin d’exotisme ou réel engouement pour la musique des Ka, le temps nous le dira. David Murray lui n’en est pas à sa première expérience en la matière, et en compagnie des « Gwo Ka masters » c’est plutôt une affaire qui marche. De même, les collaborations certes sporadiques de Kenny Garrett avec Christian Laviso témoignent d’un intérêt, ou tout au moins d’une curiosité de l’Américain pour le jeu si particulier du guadeloupéen. Avec « Chaltouné, Limyè a neg mawon», Christian Laviso nous livre un nouvel opus où on le retrouve en trio, histoire peut-être de revenir à un discours plus essentiel, mais surtout, formule qu’il privilégie depuis quelques mois. Trio donc composé de Christian Laviso, guitare, basse, bugle (oui, oui), Sonny Troupé, batterie, Aldo Middleton, ka, congas, percussions. S’y adjoignent pour l’occasion Jonathan Jurion, claviers, Jean-Pierre Silver et Yves Tholle, boula, ainsi que les voix de Lucile Kancel et de Patrice Hulman. Dès les premiers thèmes, on retrouve bien sûr avec bonheur le jeu incisif et percutant de Laviso ici magnifié par les frappes incandescentes de Sonny Troupé. Ils nous emmènent tous deux sur les traces d’un « marronnage », musical celui-là, où le guitariste retrouve à la fois l’urgence et la gravité de cette course qui menait, mais doit-on encore le rappeler, l’esclave épris de liberté à fuir jusqu’au retranchement dans la forêt. Christian Laviso pose le son de sa guitare sur un foisonnement rythmique des ka et de la batterie, qui nous rappelle sans cesse qu’elle n’est pas bien loin.

Par moments le rythme s’apaise et les voix se font entendre. « San mélé », « Le premier jour » (Jonathan Jurion y fait une apparition honorable), nous redisent avec sensibilité ce que nous devons à notre histoire.

Dans la dizaine de morceaux que nous propose cet album, on retrouve quelques morceaux présents dans des réalisations précédentes, que ce soit avec Simen Kontra ou avec Horizon. Parmi eux citons « Nikol » et « Neg mawon » dont on peut cependant interroger la pertinence du traitement de la matière vocale, (un peu trop zouk), et ce qu’elle apporte réellement en termes de musicalité (sur « Nikol » plus particulièrement).

L’album recèle néanmoins de belles perles comme le magnifique « Swing infernal » qui aurait pu s’appeler aussi « Groove infernal » tant l’efficacité du thème fonctionne entre les voix et la guitare. Guitare dont le son vire franchement au hard rock dans ce morceau, mais avec la même lucidité et la même présence presque obsédante qui signe le travail de Christian Laviso.

Un album tout en puissance donc. Mais une puissance gagnée sur l’efficacité du discours et sur la force évocatrice. À mettre entre les mains de ceux qui douteraient encore de la valeur jazzistique de la musique des ka.

Alain Joséphine – mai 2005


Chaltouné (Christian Laviso)


Année : 2005
Label / référence :
Personnel : Christian Laviso (guitare-ka, basse, bugle, répondé), Aldo Middleton (ka, perc, répondé), Yves Thole (boula), Sonny Troupé (dms), Patrice Hulmann (vcl), Lucile Kancel (vcl) Jonathan Jurion (pno), Jean-Pierre Solvet (ka)


Titres : 1- Jou Jédi La - 4:47 / 2- Enmé / Lendépandans - 9:04 / 3- Lu - 5:35 / 4- San Mélé - 6:10 / 5- Le Premier Jour : 1802 - 6:28 / 6- Swing Infernal - 5:05 / 7- Lien Eternel - 5:50 / 8- Mèsi Takout - 6:19 / 9- Nikol - 6:45 / 10- Neg Mawon - 7:39

Revue expresse Instagram : En 2005, le guitaristeka – la formule est de lui – Christian Laviso s’écartait de ses formations emblématiques habituelles (Horizon, Simenn Kontra ou même Gaoulé Mizik) pour produire un premier album sous son nom. L’occasion de graver le travail qu’il mène en trio avec Sonny Troupé et Aldo Middleton. Chaltouné (sous-titré Limyé a neg mawon) regroupe des compositions du guitariste ainsi que des emprunts à Gérard Lockel (Lendepandans) Guy Conquet (San Mélé) ou Georges Troupé (Lien Eternel). Au fil des pistes, on retrouve également Yves Thole, Patrice Hulman, Lucile Kancel, Jean-Pierre Solvet et Jonathan Jurion. Le graphisme de la pochette a été réalisé par Joël Nankin. Un deuxième album paraitra en 2008, Ti Moun a Lafrik, avec entre autres la participation de Kenny Garrett.

Entretien avec Christian Laviso et Kenny Garrett – 15 mai 2005 – Guadeloupe

LBB : Kenny, c’est votre quatrième visite en Guadeloupe, il me semble ?

KG : En fait, c’est la cinquième fois. La première fois, c’était avec Miles Davis à la fin des années 80.

LBB : Quand avez-vous rencontré Christian pour la première fois ?

KG : C’était lors de mon premier concert à LaKasa [en 2003 – NDLR]. Ce qui s’est passé, c’est que je voulais écouter de la musique locale, et David Drumeaux, le patron de LaKasa, m’a dit qu’il fallait que j’écoute du Gwo-Ka. Il voulait qu’on aille à ce club en ville, le Point Vert où ces gars-là chantaient. J’ai trouvé ça très intéressant. David m’a dit que c’était du Gwo-Ka, et que ça sonnait comme venant d’Afrique. J’ai demandé si je pouvais en écouter, si je pouvais jouer avec eux. Il m’a dit, d’accord, qu’on allait aller à ce club. Il a commencé à me parler de Christian, il m’a dit qu’il y avait un guitariste dans ce club qu’il fallait absolument écouter. Ça a vraiment été le début de notre relation. J’étais intrigué par cette musique, et j’avais envie de savoir ce que c’était, parce que ça me touchait. Et en fait après, à chaque fois que je suis revenu en Guadeloupe, je suis retourné à ce club pour écouter.

LBB : Christian, la première fois que Kenny est venu, tu étais au courant ou bien c’était une surprise ?

CL : En fait, j’avais aussi demandé à David de l’amener. Je savais que c’était quelqu’un qui n’était pas fermé, qui avait beaucoup de possibilités rythmiques et je sentais bien que même en tant que personne, il y avait quelque chose à faire.

LBB : Kenny, vous attendiez quelque chose de cette nouvelle musique ?

KG : En fait, la première fois que j’ai entendu cette musique dans la rue, c’était totalement improvisé, et je ne savais pas du tout où était ma place là-dedans. Donc après, j’ai bien écouté la musique, j’ai essayé de sentir où pouvait être ma place.

LBB : Christian, l’arrivée de Kenny Garrett t’a-t-elle ouvert des idées, des voies différentes autour du Ka ?

CL : Il y a ça, c’est vrai, mais ce qui était intéressant aussi, c’était de voir ce qu’un tel technicien – avec un grand cœur également – pouvait faire avec cette musique. Et Kenny ne cherche pas nécessairement à “faire des choses”, il essaie aussi simplement de s’adapter.

LBB : Kenny, vous êtes particulièrement intéressé par les différents langages du monde. Est-ce que le Gwo-ka représente pour vous un nouveau langage à explorer ?

KG : C’était quelque chose que je cherchais, et quand j’ai entendu le Gwo-ka, j’ai tout de suite vu qu’il y avait quelque chose ici, qui était enraciné dans la tradition africaine. Je pense que ça remonte en fait à la fois où j’étais venu avec Miles. J’avais eu un vrai feeling, et je crois que j’étais tombé amoureux de ce pays. On avait voyagé partout, mais les souvenirs qui restaient étaient ceux de Guadeloupe. En fait, on avait eu de la chance, on avait eu le temps de profiter de la mer, on avait été dans les écoles… ça avait vraiment été formidable, et j’avais toujours voulu revenir ici. Et donc je suis finalement revenu, et pour ma rencontre avec la musique, ça a été un plus. L’année dernière, j’étais venu, mais je n’avais pas eu beaucoup de temps. Nous avions fait le concert et j’étais parti tout de suite après. Donc cette fois-ci, ça a été encore plus intéressant, parce que j’ai eu la chance de bouger, de vivre avec les musiciens, avant de jouer sur scène. Je crois que j’ai pu commencer à mieux comprendre cette musique.

LBB : Kenny, Christian, vous vous connaissez maintenant depuis quelques années. Quels ont été les apports mutuels entre vous ?

KG : En fait, on ne peut pas réellement dire “quelques années”. Ça a plutôt été une fois, puis une autre, sans continuité. Il a fallu que je me réadapte à une nouvelle situation. Donc pour moi, pour véritablement entrer dans la musique, il faut que je reste ici plus longtemps. En fait, je comprends le langage, une fois que je l’ai entendu, mais je ne suis pas vraiment dedans. C’est comme pour n’importe quelle langue, vous avez besoin d’être dedans.

CL : Ça m’a permis de voir, par rapport à ce que lui fait, comment finalement, on aurait pu se “marier”. Comme on dit en créole, trouver le lyannaj. Et c’est différent de ce que j’ai pu faire avec d’autres.

LBB : Comment travaillez-vous ensemble ? Comment travaillez-vous la musique ?

KG : On travaille par le langage des signes !!! [rires]. En fait, nous travaillons sur la musique de Christian, sur ses compositions. C’est la meilleure manière pour moi d’entrer dans le Gwo-ka. Et à travers sa musique, j’essaie de comprendre la tradition du Gwo-ka.

LBB : Kenny, une grande part de votre musique est basée sur l’énergie. Retrouvez-vous ça dans le Gwo-ka ?

KG : Vous savez, cette musique est différente de ma musique, donc je ne sais pas si on peut comparer, mais oui, il y a vraiment beaucoup d’énergie aussi dans cette musique. À condition d’en comprendre le sens. Il n’y a qu’à voir comment nous essayons de l’interpréter, et par exemple, nous avons joué hier soir et j’essayais de comprendre pourquoi tel morceau s’appelait comme ça ou autrement. Et en fait, je ne sais pas pourquoi, mais je lui fais confiance !!

LBB : Avez-vous des projets en commun ?

KG : Je ne crois pas que nous en ayons pour l’instant, mais bien sûr, nous aimerions faire quelque chose ensemble. L’idée, c’est d’étudier la musique, et d’essayer de l’interpréter d’une manière correcte. Je ne veux pas arriver et dire “ok, c’est le Gwo-ka, et je veux faire ci ou ça”. Je veux comprendre la tradition et l’histoire du Gwo-ka. Donc bien sûr, j’espère revenir.

LBB : Christian, des projets communs ?

CL : On verra ça plus tard !!

LBB : Merci à vous deux.

KG : You’re welcome!

CL : Merci.

Propos recueillis par Christophe Jenny – 15 mai 2005

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