Le 21 juin dernier, fête de la musique évidemment, on inaugurait en Guadeloupe, l’ouverture du Centre Culturel Sonis aux Abymes [voir la rubrique de Luc Michaux-Vigne]. Pour l’occasion, Christian Amour, maître des lieux, invitait, outre des groupes locaux, quelques metteurs en forme de musique fameux, parmi lesquels François Jeanneau, chargé, comme il sait si bien le faire, d’animer l’orchestre mis sur pied pour l’occasion, le Sonis Arkestra. Le Bananier Bleu a rencontré le chef, la veille du concert.
Depuis qu’il est à la retraite, de l’ONJ et du CNSM, François Jeanneau a enfin le temps de travailler ! Pour ce jeune retraité hyper-actif, deux buts concourants, la rencontre d’autres musiciens, et le métissage des musiques. Hier, il était au Monténégro, aujourd’hui, il est en Guadeloupe et demain il sera au Kazakhstan. On le voit aussi au Sénégal ou bien encore à la Réunion. ” J’aime bien rencontrer des gens. C’est pour ça que je me balade à travers le monde. […] ce qui m’a intéressé, peut-être plus à la Réunion qu’ici, parce que je connaissais mieux, c’était le maloya, la musique réunionnaise. On avait monté un groupe avec un trio de percussionnistes. Et puis on a fait pas mal de concerts là-bas, en France, etc. Et ce qui m’intéressait, c’était ce mélange-là.” Il a aussi un projet d’enregistrement en Afrique du Sud. ” Ce qui m’intéresse dans ce genre de chose, c’est de laisser les gens faire leur musique comme ils veulent. C’est-à-dire que je ne me l’approprie pas du tout. Eux, ils font leur truc, tout droit, et nous, on se rajoute par-dessus.“
Pour la Guadeloupe, François Jeanneau a apporté des compositions originales, aux saveurs exotiques, “Calypso Facto”, “Fiesta”… dans lesquelles on retrouve une rythmique afro-caribéenne. Christian Amour lui a aussi demandé expressément un arrangement de la Symphonie du Nouveau Monde. “Alors bon, j’ai pris la partition de Dvorak, et puis j’ai choisi deux petits bouts que j’ai arrangés pour l’orchestre. J’ai rajouté des passages avec des solos, j’ai un peu détourné son truc. Parce que bon, c’était pas un bluesman terrible… [il fredonne le thème]. Mais ça sonne bien !“.
Il y a trois ans, François Jeanneau s’est lancé dans un projet démesuré, monter un orchestre afro-européen. “On a joué deux ans au festival de Saint-Louis du Sénégal, on a fait des concerts à Paris. Mais c’est un enfer cet orchestre ! Parce qu’il y a un italien, un Autrichien, un Allemand, une Danoise, un Français, des musiciens du Cameroun, du Sénégal… et le moindre organisateur, quand on lui propose cet orchestre, il tombe par terre.” Mais l’intérêt est ailleurs, chaque musicien apportant ses propres compositions pour l’orchestre. Avec le Kazakhstan, le projet tourne mieux. “Il y a un big-band de jeunes musiciens qui ont entre 15 et 25 ans, et ils sont parfaits. Ça fait la 4? ou 5? fois que j’y vais, alors je les connais bien. Là, j’y retourne pour faire un disque avec eux, et on doit jouer le 11 juillet au North Sea Jazz Festival“. L’année prochaine, il remet en route un vieil orchestre de sa composition, “Pandémonium”. Des concerts sont déjà prévus, dont le Festival du Mans en 2004. Mais décidément, qu’est-ce qui fait courir François Jeanneau ? “C’est la recherche des autres. La rencontre d’autres musiciens. Faire des trucs avec des gens qui ont une autre culture, qu’ils soient un peu jazzmen ou pas du tout. Et voir ce qu’on peut sortir de ça. Et puis aussi, c’est parce que j’ai une autre conception du big-band – et j’espère que je ne suis pas le seul ! Je trouve que la plupart des big-band sont beaucoup trop conventionnels. Ils ont leur partition, c’est comme un orchestre classique presque. Ca devient des big-band d’interprétation de la musique de Basie, de Thad Jones ou de je ne sais qui. Moi, ça me gêne un peu. Je préfère, enfin j’essaie, de continuer une tradition qu’il y avait dans les orchestres de jazz, et qui étaient des big-band très libertaires, très ouverts, qui pouvaient jouer sans partition. Les big-band de Basie, d’Ellington ou celui de Gil Evans, c’étaient des gens qui étaient capables de se faire un arrangement “live”, d’organiser un truc qui fonctionne comme ça [il claque des doigts], sans que ce soit écrit, répété ou structuré avant. Et ce que j’aime bien dans le big-band, c’est de retrouver la liberté d’un trio ou d’un quartet, mais avec plus de monde.“
De cette recherche permanente de la nouveauté et de la liberté lui vient également cet intérêt pour le “Sound Painting” de Walter Thompson (allez voir www.soundpainting.com). Ce langage d’improvisation – composition comporte aujourd’hui environ sept cents signes, et permet d’élaborer rapidement quelque chose avec presque n’importe qui ! “C’est possible avec les gens du bar, là [il rit]. Je les prends pendant 10 min ou un quart d’heure, et ils feront quelque chose. C’est un langage qui permet de mettre ensemble des musiciens, des vieux, des jeunes, des jazzmen, des musiciens classiques, mais aussi des comédiens, des danseurs, des plasticiens, déclencher des projections, des éclairages… Donc ça permet plein de choses. Moi, ça m’intéresse beaucoup. Depuis que je connais Walter, il y a quatre ans de ça, on travaille ensemble, je l’ai fait venir plusieurs fois à Paris, on a fait des concerts. On a le projet de faire un DVD sur le “sound painting”, parce qu’un bouquin ou un disque serait réducteur ! Et puis, je trouve que ça a beaucoup d’applications pédagogiques. Ça permet de faire faire de la musique à n’importe qui, et d’avoir un résultat musical intéressant. Avec les musiciens classiques par exemple, qui dès qu’on ne leur met pas de partition, sont perdus ! Ils sont surpris de se retrouver à improviser sans s’en apercevoir. Ils voient que ça marche, que ce n’est pas si compliqué que ça ! Je travaille beaucoup avec ça.” Et même le Sonis Arkestra tentera l’expérience : “On en fera un peu demain d’ailleurs ! – dit-il dans un clin d’œil – Bon, là pour l’instant, on a 30-40 signes, mais ça permet de faire quelque chose. Mais, bon ça les intéresse. Partout où je vais, ça intéresse les gens, quels qu’ils soient. J’ai fait un truc au Zénith il y a deux ans avec 250 gamins des collèges ! Ils étaient ravis. En même temps, c’est très ludique.“
Bref, François Jeanneau est à la recherche de l’évolution permanente, parce que c’est là qu’est la vie de la musique. “Tant que je suis vivant et que moi-même, je peux bouger, ça bougera ! Le conservatoire m’a apporté beaucoup de choses sur ce plan-là. Ça m’a permis de rencontrer d’excellents musiciens qui ont entre 20 et 30 ans. Et là aussi, je pense qu’on peut s’apporter quelque chose mutuellement. Moi, j’apporte mon expérience, mais eux aussi, ils apportent des trucs.” Car la clé est là, c’est l’expérience de cette génération qui a vécu en direct toute cette évolution : “On a pu voir, entendre et souvent même jouer avec toute l’histoire du Jazz. J’ai joué avec Albert Nicholas, Mezz Mezzrow, avec Don Byas, des tas de gens de toutes générations, jusqu’à Wynton Marsalis.“. Lorsqu’il était professeur au CNSM, François Jeanneau donnait d’ailleurs un cours d’histoire du jazz : “Je ne leur ai pas passé un seul CD. Je ne leur passais que des vidéos, pour qu’ils voient les gens jouer. Parce que les jeunes, aujourd’hui, même Miles, ils ne l’ont jamais vu. C’est très pédagogique, très instructif, de voir les gens jouer.“
Aujourd’hui, François Jeanneau joue en quartet avec de jeunes musiciens : “Ce ne sont que des mecs qui sortent du conservatoire : Linley Marthe, bassiste mauricien et martien, Joe Quitzke, batteur mi-suédois mi-espagnol, et le pianiste Emil Spanyi qui est hongrois, et aucun n’est de ma génération. Bon, il ne faut pas le dire, mais il n’y a pas beaucoup de gens de ma génération avec qui j’ai envie de jouer. A part Daniel Humair ! Daniel Humair, c’est toujours un régal de jouer avec lui. Et J.F. serait là, ce serait pareil. Humair, c’est un batteur prodigieux pour ça ! Il est toujours disponible, il a une écoute terrible. Il est totalement imprévisible. C’est un instinctif, Daniel ! On ne sait jamais ce qu’il va faire… lui non plus d’ailleurs !“