Il me fallait réécouter Miles : “In A Silent Way”, février 1969. Pas seulement parce que le deuxième morceau de l’album au titre éponyme est une composition de Josef Zawinul, mais parce qu’il me fallait retrouver cet espace si particulier, immensément vaste et profond. Remonter 36 ans auparavant à la source de ce mode qui pose l’instrumentiste face à d’innombrables champs de possibles.
Il me fallait me souvenir d’un concert de 1998 au festival de jazz de Fort-de-France, avec Etienne M’Bappé à la basse et Paco Séry emmenant des tempos hallucinants à la batterie. M’être intrigué devant la gestuelle presque religieuse de cet autre “monstre” qui a joué avec Miles, et sur lequel les yeux de tous ses musiciens sont rivés.
Il faut dire que l’aspect visuel dans les concerts du Zawinul Syndicate est très présent. L’homme au bob bigarré, communique avec ses musiciens avec des gestes qui commandent à la fois les nuances, les niveaux sonores, et les breaks. Le voilà au Centre des Arts, accompagné comme d’habitude de musiciens hors pair : Manolo Badrena (percussions), fidèle compagnon depuis Weather Report, et toujours aussi inventif. Nathaniel Townsley (batterie), Amit Chatterjee (guitare, chant), et puis Linley Marthe (basse), et Sabine Kabongo (chant).
Qu’est ce qui marque le plus ? Indéniablement, le groove. C’est-à-dire la façon particulière pour le rythme de générer une pulsation, de prendre racine inexorablement dans le corps de chaque instrument, et de s’inscrire de façon aussi inexorable dans le corps du public.
Le jeu de Linley Marthe n’y est pas étranger. La marque de Jaco Pastorius via Richard Bona y est évidente mais avec quelque chose d’encore plus percussif, de plus “brut”. Résultat : une section rythmique extrêmement efficace qui pose, il faudrait plutôt dire, qui enfonce avec force la scansion des temps comme le feraient cent martèlements de pilons africains.
C’est sur ce tapis de charbons ardents que Sabine Kabongo avance son corps et qu’elle place sa voix. Et de quelle manière ! Son timbre oscillant entre chant de la terre et souffle d’étoile donne à son chant toute la richesse harmonique d’un instrument à part entière. Elle “déménage” l’espace autour d’elle. Ses lignes mélodiques ne s’inscrivent pas au-dessus du magma bouillonnant, comme la ligne de chant au-dessus de la ligne de basse. Non, elles participent de son incandescence en un dynamique travail d’incrustation dans les moindres espaces décomposés du rythme.
La musique de Zawinul est une musique qui travaille le corps de la musique. Et chaque musicien se place d’abord au service de celle-ci. Ici point de solos interminables, point de discours superflus, mais la sensibilité de chacun investie dans une communication et une écoute de tous les instants. Une économie de moyens qui n’empêche pas l’extrême sophistication de la musique, mais qui table d’emblée sur l’efficacité et la puissance que peut générer l’empathie entre des musiciens ouverts les uns aux autres.
L’émotion ne vient alors pas tant de telle ou telle performance musicale, mais de la force qui émane d’une telle “machine”, réglée de main de maître par un Joe Zawinul plus que jamais “on the groove”.