Le Bananier Bleu : Tu reviens en Guadeloupe un an et demi après ton dernier passage. La dernière fois c’était en duo avec ton clavier, Etienne Stadwick. Tu avais mis l’accent sur l’intimisme dans ton concert. Cette fois-ci, c’était plutôt le groove, la danse…
Richard Bona : C’est vrai, la dernière fois, en duo avec Etienne, sans une rythmique derrière, on ne peut pas faire ce qu’on veut. Il faut changer de répertoire. Selon la configuration dans laquelle je me retrouve, je change souvent de répertoire.
LBB : Pour cette tournée, il y a deux musiciens qui sont des “petits nouveaux” en ce qui concerne la collaboration avec toi.
RB : Oui, ils sont nouveaux. Samuel Torres vient d’arriver à New York. Il arrive de Colombie et c’est sa première tournée avec moi, son deuxième concert. C’est pour ça que très souvent, comme il ne connaît pas encore les morceaux, il faut le guider un peu. Je lui faisais pas mal de signes, des clins d’œil…
LBB : Stéphane Véra a un peu plus d’histoire derrière lui…
RB : Oui. J’ai joué avec Stéphane quand j’étais en France. Il est ancien et nouveau en même temps ! Ca faisait longtemps qu’il n’avait plus rejoué avec nous. Il est très connu en France pour avoir joué avec beaucoup de chanteurs, notamment Dany Brillant, Gilbert Bécaud…
LBB : Je voulais te proposer un peu autre chose dans cette interview, et parler plutôt de la diversité de tes activités. Tu es énormément demandé partout en tant que sideman. Je te propose qu’on fasse un tour de tes récentes collaborations, qui ne sont pas d’ailleurs forcément toutes sorties, pour balayer un peu cette ouverture d’esprit musicale que tu as. Comme on est aux Antilles, commençons par ce que tu viens d’enregistrer avec Mario Canonge.
RB : Ah oui !! Je n’ai même pas encore eu l’occasion d’écouter tout le projet de Mario ! Mais le seul morceau sur lequel il m’a demandé d’intervenir est superbe. Mario, c’est vraiment un excellent musicien, un grand ami, un frère et quelqu’un que j’apprécie beaucoup, non seulement comme musicien, mais aussi comme personne. Quand j’ai l’occasion de travailler avec lui, je me sens très honoré. J’aime particulièrement sa musique. C’est quelqu’un qui est resté très actif… mais aussi underrated, méconnu, mal reconnu, en France. En tous cas c’est mon avis, c’est un excellent musicien qui mériterait plus d’attention. Le groove, le drive qu’il a, son toucher… C’est un musicien qui a une culture très vaste. C’est quelqu’un de très chaleureux, c’est ça qui est important. Quand je me retrouve avec lui, it’s just we’re having fun, you know. C’est lui qui m’a amené la première fois dans les caraïbes, il y a neuf ou dix ans, en Martinique ; il m’a fait découvrir son pays !
LBB : Apparemment, ce dernier disque est très jazz. On y retrouve également Roy Hargrove, Jacques Schwarz-Bart…
RB : … Antonio Sanchez aussi. Mario, c’est vraiment un très très bon jazzman. He’s a real musician, avec une vision des choses… D’ailleurs ce n’est même pas un jazzman, un reggaeman, un whatever… c’est un musicien. Tu le mets dans un océan, une rivière ou un fleuve, il sait toujours comment nager ! Mario peut jouer l’assiko, le bikutsi…
LBB : Dans tes récentes collaborations, celle qui t’a peut-être le plus marqué, c’était la proposition de George Benson…
RB : Ouaiiiis ! J’ai grandi à vouloir être comme George Benson. Quand je jouais de la guitare, je reprenais toutes les phrases de George Benson, je regardais les vidéos quand quelqu’un en rapportait de France. On était collés dessus, on reprenait toutes les phrases, à toute vitesse, en chantant aussi. Je me souviens toujours de ma première apparition télé à la CRTV, je chantais “Give Me The Night” ! C’est te dire combien George Benson a marqué mon adolescence quand je jouais de la guitare. Donc pour moi, quand son producteur, m’a appelé… Waaah ! Déjà, il est venu me voir au club. Je jouais à New York, au Zing Bar. Il était assis juste en face de moi avec son épouse. Et pour moi, vraiment, c’était beaucoup ! C’est ça en fait, la reconnaissance. Je dis souvent aux gens, ce que je recherche, ce n’est pas de faire de l’argent, d’être connu, on s’en fout, le plus important, c’est d’être reconnu par ses pairs. Parfois, je suis assis sur scène, en train de jouer. Je vois Max Roach, un vieux grand-père, il arrive à deux à l’heure, il vient avec sa famille, il s’asseoit au premier rang pour venir m’écouter… Pour moi, j’ai l’impression que je suis arrivé ! Je me dis “Waah, je me sens récompensé aujourd’hui”. Donc George Benson vient un jour au Zing Bar, un bar complètement pourri quoi, c’est vraiment pas le Madison Square Garden. Je répète souvent avec le groupe là-bas. Avant de partir en tournée – et c’est ça qui est bien aussi à New York – j’appelle le Zing Bar ou le Fifty-Five, je demande qu’on me garde quatre nuits, et comme ça je fais répéter le groupe avant de partir. On jouait ce soir-là, et Benson est passé avec son épouse, il est resté toute la soirée, et après il m’a dit “J’aimerais vraiment jouer avec toi”… Et moi, j’ai répondu, “Man, whenever, you know ! Si c’est demain, mais I’ll be there, où tu veux, dans ta cour, dans la piscine, où tu veux, je viens jouer !”. Et donc son producteur m’a appelé quand ils ont commencé à enregistrer : “George veut que tu viennes jouer sur son prochain album” et ça s’est fait comme ça. Et quand je vois comment, il m’a reçu et traité, je veux dire en tant qu’être humain… la dimension est là ! Et c’est ça qui me touche le plus chez les gens comme Mike Stern ou Pat Metheny, Bobby McFerrin, tous les gens avec qui je travaille, la manière dont ils me reçoivent, dont ils m’accueillent. Et ça fait que tu viens jouer, tu viens vraiment t’amuser. Je ne me suis jamais retrouvé à jouer avec ces gens en me disant “Est-ce qu’il faut que je prouve quoi que ce soit ?”. Non. Ils me mettent dans des conditions idéales, j’ai l’impression de jouer comme des enfants dans une cour d’école !
LBB : De quoi joues-tu sur cet album ?
RB : Il m’a demandé à la basse. Et puis aussi, il ne pouvait pas faire un morceau parce qu’il était en déplacement à Hawaï, et il a demandé à son producteur “Demande à Richard de jouer les guitares, de faire les guitares témoins sur le morceau.”. Et moi j’ai dit non, faire le thème à la guitare, non ! Je n’osais pas. Finalement, j’ai fait le thème à la basse pour qu’il le reprenne à la guitare. C’est d’ailleurs le morceau sur lequel on “trade” à la fin. Tu te rends compte, je me retrouve en studio en “trade” avec George Benson !! It’s great, man ! Je suis comme un enfant ! Let’s groove it, you know ! C’est ce qui me touche le plus. J’oublie parfois que c’est mon anniversaire, et le téléphone sonne, c’est Joe Zawinul qui appelle : “Hey brother, happy birthday“… Il n’a pas oublié !! Ca me touche ça, you know. Je suis au Japon au mois d’août, j’allais jouer avec Kazumi Watanabe, j’arrive à la réception du Festival et je tombe sur le manager d’Herbie : “Hey, Richard, Herbie te cherche partout”. Je lui donne le téléphone de l’hôtel, et Herbie m’appelle : “Hey man, j’aimerais tellement jouer avec toi demain soir !!”. Et c’est pour ça que je fais de la musique, pour partager. Et les gens que j’admire, qui viennent un jour, qui me demandent de jouer ensemble… C’est comme si on m’achetait un cadeau de Noël ! Ca dépasse l’argent, ça dépasse les millions de disques… c’est plus important que tout ça.
LBB : Deux autres guitaristes et pas des moindres viennent de te re-demander, Mike Stern et Pat Metheny, c’est donc vraiment là une re-connaissance.
RB : Mike, c’est mon meilleur ami à New York. On s’appelle pratiquement tous les jours, même ici on s’est appelés hier encore ! Et Pat, c’est vraiment quelqu’un de bien, c’est un ami. Je joue de la basse, des percussions et je chante aussi sur son album. Mais je n’irai pas en tournée avec lui cette fois-ci parce que je veux plutôt me concentrer sur mon groupe. Pat part toujours très longtemps. Et sept mois de tournée dans l’année… tu ne peux plus faire ce que tu veux. Pour la tournée d’avant [Speaking Of Now ndlr.], ce n’était pas pareil. A l’époque j’étais en train de casser mon contrat avec Columbia, et c’était important de leur montrer que je n’attendais pas qu’on me menace pour me payer. Attendez, moi, je suis un sideman demandé, vous voulez m’imposer quelque chose que je ne veux pas jouer, et bien je jouerai avec quelqu’un d’autre. Je préfère aller en tournée, et justement avec Pat, c’était une très belle tournée. Jouer avec quelqu’un comme lui, aller en studio avec lui… Je vois comment ces gens travaillent, tu te retrouves à apprendre beaucoup de choses, et je suis toujours prêt à apprendre. Le jour où je n’apprendrai plus, je ne jouerai plus de musique.
LBB : Dans un registre très différent, tu viens de participer à un second enregistrement avec Jonathan Elias.
RB : Oui. Ca n’a rien à voir. Jonathan écrit beaucoup plus des musiques à connotation religieuse et des musiques de film aussi. Le disque n’est pas encore fini. Il vient de m’envoyer des bandes chez moi… Tu sais maintenant j’ai mon studio à la maison et on s’échange les fichiers directement. Il y a aussi Salif Keita sur le projet. Mais, Jonathan, c’est un visionnaire, ça n’a vraiment rien à voir avec ce que je fais. Mais c’est aussi une chance. J’ai écouté toutes ses musiques et avoir la chance de jouer tant de choses différentes ! Je me retrouve à jouer un jour avec Harry Belafonte, un autre avec Bobby McFerrin, Herbie Hancock ou Chick Corea, ou encore Chaka Khan, Cecil Taylor. Et à chaque fois j’apprends quelque chose. Même à la guitare, en passant de Pat Metheny à Mike Stern ou George Benson, c’est tellement différent que tu ne peux qu’apprendre ! Je suis vraiment à la place idéale ! Au cœur de la musique. Je joue tous les jours, c’est ce dont j’ai toujours rêvé, quelle chance !
LBB : Tu as également participé au dernier disque de l’accordéoniste Marc Berthoumieux. C’est encore quelqu’un qu’on n’entend pas suffisamment à mon avis.
RB : Un excellent musicien, et aussi un excellent compositeur. Ce second album est très bien. Je sais que Nougaro chante dessus, David Lynx également. En fait ce sont deux disques et ça va s’appeler Jazz / No Jazz. Le premier est instrumental et le second chanté. Marc est un type chaleureux. C’est un ami, et vraiment encore un musicien “underrated“. Le plus important chez ces gens-là, c’est qu’ils sont toujours en train de jouer, c’est la passion. Je dis souvent, si on faisait ce métier pour l’argent, il y a longtemps que j’aurais abandonné. Marc sait que quand il a besoin de moi, je suis disponible. Il faut se serrer les coudes, surtout avec des gens qui écrivent de la bonne musique comme ça ! Je suis presque honoré quand je peux participer, quand je peux donner un conseil. Dernièrement, il se posait la question de savoir s’il fallait qu’il sorte son disque lui-même ou bien qu’il passe par une maison de disques. On a beaucoup discuté et je lui ai donné mon avis. Je lui ai dit que parfois il valait mieux passer par une maison de disques, parce que tu bénéficies d’une meilleure distribution. Tu feras moins de blé, mais pour l’instant tu as besoin d’être exposé, d’être vu. Fait-ça pour un ou deux albums et après quand tu as pris suffisamment de renommée tu peux être plus libre. Parce que tout seul, vraiment ce n’est pas évident. Faire la musique et s’occuper de ça… c’est vraiment compliqué. En tous cas ce sera vraiment un bel album. J’ai écouté le morceau que Nougaro a chanté… que Lynx a chanté… pour mon morceau, j’ai écrit des paroles sur la mélodie qu’il m’a donnée.
LBB : Il y a deux ans, lors de notre dernière entrevue, tu étais plongé dans la musique de Joni Mitchell. Aujourd’hui qu’est-ce qui tourne sur ta platine ?
RB : Pour le moment… ? Plein de choses. Pas mal le dernier album de Mike Stern, parce qu’on va jouer la semaine prochaine, à l’Iridium, et il faut que j’apprenne les morceaux ! J’écoutais Kenny Garrett aussi. Kenny, c’est super, c’est un musicien incroyable… et tu n’as aucune idée de ce que je veux dire par incroyable, tellement c’est difficile à expliquer ! C’est un génie. Il y a deux semaines, je jouais encore au Zinc Bar, il est venu, il a joué au deuxième set, fait le bœuf… je n’ai pas de mots pour définir ce musicien. Et pareil, je me sens aussi récompensé quand j’appelle quelqu’un comme ça pour un projet et qu’il vient.
LBB : Le quatrième album de Richard Bona ?
RB : J’ai déjà des morceaux dans mon ordinateur, mais je fais mes albums quand je commence à les sentir. Pour l’instant je note les idées au fur et à mesure, mais l’album, je n’y pense pas encore. Je laisse les choses venir toutes seules. C’est aussi ça que les maisons de disque n’ont pas compris. Ils essaient de t’imposer que… “Alors le 30 mars, il me faut un album là, on en vend 20000 ici, 50000 là…” C’est ce que j’ai dit à Columbia. Je ne pense pas la musique comme ça. La musique c’est comme le temps, un jour il fait beau, un jour il fait mauvais. On n’est pas là pour faire du marketing. Et eux rendent la musique comme un business. Moi je ne peux pas. Je veux simplement jouer la musique qui me vient du cœur, et quand je la sens. Parfois on ne sent pas les choses. Parfois je me lève, j’ai l’impression que je ne sais plus jouer de musique. J’essaie de jouer une mélodie, ça ne passe pas. J’essaie de créer une mélodie sur deux petits accords, ça ne passe pas ! Et d’autres jours, toutes les notes sont calées, va savoir pourquoi ! C’est ça la musique aussi. La musique reflète exactement notre vie. Il y a des matins où je me réveille, et je suis grognon, et tu n’as aucune raison d’être grognon ! Va savoir pourquoi. Et c’est ça aussi la musique, ups and downs, ups and downs… Et c’est comme ça que je veux jouer la musique. Je ne veux pas me mentir avec la musique.
LBB : Merci Richard.
RB : Merci.