Troisième soir à Jazz à Junas, pour cette édition autour des Caraïbes. Au programme, le tout nouveau quintet de Mario Canonge et Michel Zenino, puis le non moins nouveau projet d’Omar Sosa et Jacques Schwarz-Bart, Creole Spirits. Une journée qui s’annonçait riche en voyages et qui a tenu ses promesses. Après neuf années de résidence en duo au Baiser Salé, Mario Canonge et Michel Zenino ont donc décidé de changer de braquet. « Il fallait faire une suite, et c’est pour cela que nous avons décidé de faire tout le contraire » clament-ils en chœur ! Au Baiser Salé un duo, donc pour le projet,, non pas un trio, non pas un quartet mais directement un quintet. Au Baiser Salé, une relecture des standards, en quintet, des compositions originales. A la batterie, on retrouve avec grand plaisir le formidable Arnaud Dolmen que l’on voit décidément partout ces temps-ci, et c’est tant mieux. Mais les deux maitres se sont également adjoint les services d’une paire de jeunes soufflants épatants. Il y a tout d’abord le saxophoniste cubain Ricardo Izquierdo que l’on croise régulièrement sur les scènes des clubs parisiens depuis quelques années, en particulier au sein de cette nouvelle génération de jeunes jazzmen issus de la Caraïbe. A ses côté, le multi-instrumentiste Josiah Woodson alterne trompette et flûte (mais si nécessaire, il joue également de la guitare). Originaire de New York il est installé à Paris depuis quelques temps.
Autant dire tout de suite que le quintet ainsi formé dégage une énergie folle. On plonge d’emblée dans le jazz, avec des arrangements qui fleurent bon le hard bop ; les deux cuivres se répondent et s’épaulent, portés par un trio survolté dès les premières notes. Le pianiste prend visiblement un grand plaisir – partagé par nous – à donner toute la mesure de son talent, en énergie comme en fluidité. Les compositions de Michel et Mario alternent les climats, pour finalement replonger dans la Caraïbe avec un calypso, forcément composé… par le marseillais ! On y retrouve un Mario Canonge rayonnant, au sommet de son art. Michel Zenino est aussi un excellent compositeur mélodiste, et le démontre sur le très beau « J.F », écrit à la façon des marching bands de la Nouvelle Orléans, et dédié au contrebassiste Jean-François Jenny-Clark, disparu il y a bientôt vingt ans mais qui continue à influencer et marquer les esprits de nombreux musiciens encore aujourd’hui. Le set s’achève sur deux compositions de Mario, dont « Entre la Pelée et l’Ararat », issu de son dernier album Mitan, sur lesquelles le quintet retourne au jazz énergique du début, et où Mario et le groupe, sans effort, font participer un public sous le charme.
Creole Spirits est le nouveau projet imaginé par Omar Sosa et Jacques Schwarz-Bart. A l’instar de Jazz Racine Haïti, Creole Spirits s’inspire des avatars de la culture vaudou dans la Caraïbe, en adjoignant à la dimension haïtienne, l’influence de la santeria cubaine. Le résultat est une musique tellurique qui emprunte au sacré comme au jazz et prend littéralement aux tripes. Les deux leaders ont amenés chacun une chanteuse et un percussionniste pour constituer le groupe. Jacques a évidemment fait appel à la lumineuse Moonlight Benjamin ainsi qu’à Claude Saturne, déjà présent dans la formation du Voodoo Jazz trio. De son côté, Omar Sosa ne pouvait pas ne pas convier son véritable alter ego percussionniste, Gustavo Ovalle, compagnon de route du pianiste depuis la nuit des temps. Il a également choisi Martha Galarraga pour compléter l’ensemble.
D’entrée de jeu, entre les deux femmes, s’installe sur scène une nouvelle dimension, tant dans les voix que dans les danses. Les rituels des deux cultures se croisent et se complètent et subjuguent immédiatement le public. Derrière elles, les musiciens ne font pour l’instant qu’accompagner. Puis petit à petit, le pianiste prend les choses en main, avec toute la subtilité et l’élégance dont il sait faire preuve. Dialogue avec le saxophoniste, puis échange extraordinaire avec Gustavo Ovalle aux petites percussions. Un régal. Sur des influences un peu plus latines, le groupe monte en puissance, et Omar Sosa se crée des boucles de piano pour pouvoir lâcher le clavier et venir danser sur le devant de la scène avec Moonlight et Martha, laissant transparaître un plaisir et une joie non feints. A l’écoute, on retrouve çà et là des éléments du Jazz Racine Haïti d’hier, mais qui prennent une dimension encore plus universelle, plongés dans cette toute-culture caribéenne. La transe n’est pas loin, lorsque derrière les chants des deux femmes, les percussionnistes se rejoignent pour frapper sur le sol leurs percussions entre petits tambours et claves.
Dans ce projet Creole Spirits, ce n’est en fait pas l’individualité – exceptionnelle de talent – de chacun des musiciens qui est mise en avant à travers des chorus de démonstration, mais bien plutôt une communion générale qui se traduit par une musique accessible à tous et irrésistible. Au point que pour la fin, tous lâchent leur instrument pour venir ensemble chanter et danser au-devant du public – pour lequel, au moins en France, les syncopes restent clairement un évènement un peu douloureux, mais qu’importe ! Une vraie découverte donc ce soir, et le public ne s’y est pas trompé, qui a continué à chaleureusement applaudir les musiciens lors de leur traversée de la foule pour rejoindre les loges.