Al Lirvat – trombone
Biographie
Al Lirvat, reconnu comme l’un des plus grands compositeurs de la Caraïbe, nous a quitté le 30 juin dernier à Paris. Pendant plus d’un demi-siècle, Albert dit « Al » Lirvat aura réalisé un parcours exemplaire, composant inlassablement des morceaux qui, aujourd’hui, sont des standards du patrimoine musical antillais.
Albert voit le jour le 12 février 1916 à PAP. Sa mère, couturière renommée et très sollicitée, le confie à sa sœur et son époux, Savinien Léogane, luthier et vendeur de partitions. C’est lui qui initiera celui qui est encore surnommé Ti Bébert à la musique. A 4 ans, il lui offre une mandoline puis un banjo alto. Ti Bébert grandit en s’imprégnant des conseils et leçons de son oncle. À 11 ans, il maîtrise l’instrument, ce qui lui permet de se divertir quand il n’est pas en classe. Au lycée Carnot où il est élève, il fonde son 1er groupe « Los Créolitos » avec quelques copains de classe, dont certains deviendront, eux aussi, des musiciens réputés tel Edouard Pajaniandy dit « Edouard Mariépin ». Le petit groupe se produit régulièrement dans les bals, en dehors des heures d’étude. C’est à cette époque, alors qu’il a à peine 16 ans, que le jeune Albert compose « Touloulou » qui restera à jamais l’un des grands classiques du répertoire musical antillais. Sa deuxième composition « Moun a ou cé moun a ou » vient confirmer la première. En 1935, il passe son bac avec succès et décide de poursuivre des études d’ingénieur des transmissions.
Le jeune étudiant débarque à Paris… avec sa guitare. Tout de suite, il fréquente les bals antillais et multiplie les contacts avec les musiciens. Son tube « Touloulou » l’a précédé et est déjà joué par tous, à son grand étonnement. Sa réputation de jeune compositeur talentueux lui ouvre nombre de portes où la musique traditionnelle antillaise est jouée. Il fait la connaissance du Martiniquais Pierre Louise dit « Pierre Louiss » (le père du célèbre organiste Eddy Louiss) dans le cadre du Racing Club Antillais où Al est gardien de but. Tous deux sont guitaristes amateurs et ont une passion pour le jazz en général et Louis Armstrong en particulier. Al et Pierre deviennent donc amis et, chaque fois que possible, ils se retrouvent au domicile de Pierre où ils composent et jouent ensemble. De leur complicité naîtront des morceaux uniques tels que « swing but sweet » ou « cet air convient à ma mélancolie » enregistrés chez Odéon en 1939. Cette année-là aussi, Al fait un remplacement dans l’orchestre de Fructueux Alexandre dit « Stellio » et voit le légendaire clarinettiste s’effondrer sur la scène, victime d’un malaise cérébral dont il décédera quelques semaines plus tard.
En août 1939, Al décroche son diplôme d’ingénieur et décide de rentrer en Guadeloupe avec la ferme intention de ne plus en repartir. Mais la guerre éclate alors qu’il vient juste de retrouver son île natale. Al étant sursitaire, on l’envoie faire son service militaire en Martinique. Al se retrouve parqué au lycée Schoelcher avec d’autres jeunes comme lui, parmi lesquels des musiciens martiniquais tels que Ti Jo Balustre et Michel Longrais. Au lycée le confort est très sommaire, n’ayant pour dormir que des bottes de paille. Al compose alors « Adan paille la ». Puis, Al doit repartir à Rochefort pour suivre une formation d’élève officier dans les transmissions. La France capitule devant l’armée allemande, Al est démobilisé et se retrouve fin 1940 dans Paris occupé, sans travail ni argent.
En 1941, son ami le saxophoniste guadeloupéen Félix Valvert lui vient en aide et lui propose une place dans son orchestre à la Boule Blanche. C’est celui-ci qui incitera Al à apprendre le trombone et lui offrira son premier instrument et ce sera le début de sa carrière de musicien professionnel. Al va alors s’entraîner avec acharnement, répétant inlassablement au grand dam des locataires de son immeuble, et se révéler très vite excellent dans la pratique de cet instrument, au point d’être sacré, deux ans seulement après, meilleur trombone de France par le Hot Club de France. Mais à Paris, la situation est périlleuse, les Allemands font la chasse aux musiciens Noirs et les rafles sont fréquentes. Félix Valvert décide alors de rejoindre la zone libre en réunissant les meilleurs musiciens antillais. Al, guitariste débutant au trombone, en fait partie, de même que Robert Mavounzy, Eugène Delouche ou encore Claude Martial. En 1942, Al accompagne la grande Edith Piaf à l’Odéon à Marseille.
A son retour à Paris, il rejoint son ami d’enfance Robert Mavounzy et Sylvio Siobud au sein de la formation jazz du batteur camerounais de Freddy Jumbo à La Cigale. Ce lieu, aujourd’hui légendaire, est à l’époque le point de ralliement de tous les jazzmen antillais et de nombreux jazzmen américains de passage. Au total le jazz à la Cigale aura fonctionné 33 ans, de 1942 jusqu’à la fermeture de l’établissement en septembre 1975. Al lui, va y être présent pendant 20 ans, avec des périodes d’interruption, comme musicien puis comme chef d’orchestre à partir de 1955 et restera pour toujours une figure emblématique de ce haut lieu du jazz. En 1943, Al participe à la fondation du Hot Club Colonial qui se produit à la Salle Pleyel et enregistre de belles compositions dans le style New Orleans. En 1946, Al joue à la Canne à Sucre, fameux cabaret antillais de Montparnasse, dans l’orchestre du Martiniquais Sam Castendet.C’est là qu’il rencontrera sa première épouse Martine Alessandrini avec laquelle il formera un duo à succès « Martinales et Alberto ». Leur répertoire est composé de chansons inoubliables : Cé ou mèm qui lanmou,, doudou pa pleuré, tête à mone la, mi bel jouné… Cette dernière biguine a une jolie histoire : « Depuis la fin de la guerre, les musiciens très sollicités n’ont plus le temps de se reposer ni de se réunir entre amis après leurs prestations à la Canne à Sucre. Sam Castendet décide d’y remédier et convie un jour tous ses musiciens à son domicile. Le groupe d’amis, dont Al fait bien évidemment partie, met sur pied un programme d’attaque pour la journée : apéritifs, plats antillais, digestifs, cafés, etc. À la fin de la journée, l’un d’entre eux demande son impression à Al qui répond « Mi bel journée ». Ses amis le prennent au mot et le mettent au défi de le prouver. Aussitôt dit aussitôt fait, Al en 10 minutes compose ce chef-d’œuvre « mi bel jouné » »
En 1948, Dizzy Gillespie, l’un des chefs de file du mouvement cu-bop, vient présenter son projet à Paris. Al assiste à plusieurs concerts à la Salle Pleyel et lui vient l’idée de la biguine Wabap inspirée du be-bop. La recette est simple et efficace : harmonie dissonante et polyrythmie avec des thèmes de 32 mesures, chants de basse et jeu de pédale charleston pour couronner le tout. Le résultat : quelques-uns des plus beaux joyaux du patrimoine musical antillais parmi lesquels on peut citer « tou sa cé pou doudou », « kay fèw », « Gwadloup an nou », « biguine lontan », « ti commission la ». Bien entendu, c’est la rançon des pionniers, Al sera très critiqué par ses pairs antillais qui ne comprenaient pas sa démarche. Mais Al n’en aura cure et continuera à vouloir aller toujours plus loin dans ses recherches. Il faut dire qu’Al avait acquis une culture musicale des plus complètes, en étudiant seul, des traités d’harmonie pratique et de théorie musicale. Il pouvait écrire des arrangements d’une complexité incroyable pour des orchestres complets. En 1954, il revient à la Cigale pour jouer avec le trompettiste de jazz américain Jack Butler. Puis en 1955, il prend la direction de l’orchestre de ce lieu mythique et la gardera jusqu’à sa fermeture en 1975. À cette même époque, il collaborera avec Moune de Rivel, Sylvio Siobud, et accompagnera Joséphine Baker en tournées internationales et à l’Olympia. En 1969, il crée le « kalangué », deux temps d’after beat inspiré du jazz et deux temps de biguine. Ces compositions resteront 6 ans dans les cartons. Il enregistre également avec Emilien Antile, Alain Jean-Marie, Michel Sardaby, André Condouant. Plusieurs d’entre eux, alors jeunes talents émergents, arrivent directement des Antilles à la Cigale et vont faire leurs débuts sous sa houlette.
En 1983, Al, toujours animé par la volonté de rénover et faire évoluer les rythmes antillais, crée la « biguine-ka » ou « béka » mélange de biguine et de mazurka. L’exceptionnelle longévité de sa carrière, l’immense richesse de son œuvre (qu’on estime aujourd’hui à plus de 300 compositions dont certaines encore inédites), lui ont valu de nombreuses distinctions. Il faut ajouter encore qu’Al a dirigé l’orchestre de la comédie musicale « l’Île heureuse » en 1980, qu’il a longuement collaboré avec le clarinettiste martiniquais Barrel Coppet avec lequel il a enregistré plusieurs fois, qu’il a fait du théâtre, du cinéma. On se souvient de son rôle dans le film « Siméon » d’Euzhan Palcy tourné en 1992. À la fin de sa vie, Al composait encore, extirpant de ses nombreux papiers des paroles écrites par son ami et voisin Jacques Prévert pour en écrire la musique. Il avait une mémoire incroyable, un humour décapant, un sens appuyé de la taquinerie, une grande gentillesse et une immense humilité. Comme dans « Siméon », Al a souhaité être incinéré et que ses cendres soient dispersées au large de son île natale.