Interview de Jacques Schwarz-Bart à l’occasion de la sortie de “Soné Ka-La”

Le Bananier Bleu : Peux-tu reprendre pour nous la genèse de ton projet « Soné Ka-La » ?

Jacques Schwarz-Bart : « Soné Ka-La » est un concept sur lequel j’ai commencé à travailler en 1990 dans la classe de composition appliquée de Phil Wilson. Au début du semestre, j’avais apporté des compos de jazz moderne qu’il avait beaucoup aimées. Au milieu du semestre, il m’a pris a part et m’a dit : « Je sens que tu peux faire mieux. Je sens que tu as des choses uniques à dire. Oublies que tu es à l’école et apportes moi quelque chose qui représente ce qui est au plus profond de toi ». C’est à ce moment que j’ai commencé à puiser dans le Gwoka et mes émotions d’enfant afin de transposer musicalement toutes les facettes de ma personnalité. A partir de là, les compositions se sont enchaînées. J’en ai des tiroirs pleins, de 1990 à aujourd’hui.

L’inspiration de « Soné Ka-La » vient, quant à l’aspect Gwoka du projet, à la fois de mon amour pour le Gwoka traditionnel de Vélo, Guy Conquete, Carnot, et d’autre part du Gwoka Moden de Lockell, car son auteur est parti du Gwoka dans sa totalité. Loin de faire la parenthèse sur la tradition mélodique du Gwoka, il en fait son cheval de bataille. Cet aspect mélodique du Gwoka est essentiel pour moi. Le Gwoka c’est originellement la confrontation d’une mélodie puissante et nue face à des rythmes habités, envoûtants. Les mélodies enrichissent les rythmes et inversement.

Ma quête était de pouvoir intégrer ce coté mélodique dans un cadre harmonique et sonore plus moderne. De plus j’avais aussi le souci de trouver un langage harmonique différent du jazz des années 50 et 60, et qui soit plus approprié à nos rythmes et à nos mélodies. Enfin je souhaitais comprendre comment agencer des lignes de basse, des patterns d’accompagnement guitare ou clavier, qui complémentent les rythmes du Gwoka plutôt que de les noyer et leur enlever leur caractère incisif.

N’ayant trouvé que des réponses partielles à mes préoccupations dans le travail préexistant sur le Gwoka, j’ai décidé de les aborder de l’extérieur, en prenant pour exemple des musiques qui étaient, tout comme le Gwoka, parties d’une confrontation de la voix a cappella et des tambours, pour plus tard donner lieu a un langage nouveau. J’ai notamment étudié beaucoup ce qui s’est fait en matière de musique brésilienne, de latin jazz et de soul music. Voir Quest Love et Pino Palladino, ou bien Meshell et Gene Lake travailler sur des tourneries de basse et de batterie dans les moindres petits détails, étudier l’harmonie de Toninho Horta, Herbie Hancock, Ravel, jauger les équilibres entre simplicité mélodique et complexité harmonique chez Eryka Badu ou Dangelo, m’a beaucoup avancé dans ma recherche par exemple.

Finalement je voulais faire un album concept. C’est à dire créer un univers sonore qui soit identifiable et codifié, comme une galaxie, tout en laissant suffisamment de marge de manœuvre pour que chaque morceau soit comme une planète unique au sein de cette galaxie.

Ce n’est que vers la fin 2005 que j’ai pu mettre en place tous les principes de composition appliqués dans « Soné Ka-La ». Donc même les compositions que j’ai commencé il y a seize ans, j’ai dû les reformuler afin de les faire entrer dans le concept finalisé.

Le Bananier Bleu : Au cours de ces années, avant d’arriver à la réalisation concrète de « Soné Ka-La », tu as donc participé à plusieurs expériences de fusion dans le même sens. Qu’en as-tu retiré ?

Jacques Schwarz-Bart : Participer à ces projets a été une joie. Cela n’est pas parti d’une intention délibérée de ma part. J’ai été appelé et j’ai accepté de participer à ces projets qui tous abordent un aspect du Ka ouvert sur d’autres musiques. A chaque fois j’en suis venu à la conclusion que le Ka pouvait être porteur d’une variété infinie de musiques passionnantes.

Bien que je n’y aie pas trouvé les réponses aux questions qui habitaient ma quête personnelle, je suis fier d’avoir pu partager des expériences inoubliables avec des musiciens guadeloupéens de grand talent tels que Franck Nicolas, Mario Canonge, Iguane Xtet. En dehors du plaisir que j’ai à les écouter jouer, je me suis fait des amis véritables. Ainsi, je suis régulièrement en rapport avec Michel Alibo et Mario Canonge, Joby Julienne, Marc Chillet, et Alain Joséphine. Et finalement, comme ma carrière s’est faite essentiellement aux USA, pouvoir parler créole en travaillant est un privilège inappréciable.

Le Bananier Bleu : On trouvera toujours des puristes ou des intégristes qui trouveront que la musique d’untel est trop ceci ou bien pas assez cela, voire les deux à la fois… As-tu voulu démontrer quelque chose, ou bien simplement faire une musique qui ait du sens, issue de ton histoire ?

Jacques Schwarz-Bart : Je n’ai rien voulu démontrer. J’étais à la recherche d’une vision qui s’est développée au fil des années. Je la sentais venir par petites apparitions plus ou moins claires, et lorsque l’image s’est dévoilée entièrement, tout a fait sens. Je crois que cela vient autant du concept que j’ai élaboré, que de la capacité que j’ai acquise de me faire tout petit devant la musique, de compresser mon ego autant que je le pouvais, afin d’entendre la musique du monde, de la laisser me traverser, et déposer en moi des sédiments fertiles.

Le Bananier Bleu : A propos de la conception de « Soné Ka-La », tu cites volontiers l’influence des univers sous-marins…

Jacques Schwarz-Bart : J’ai passé de nombreuses années de mon adolescence à faire de la pêche sous marine. Je descendais très bas, et j’ai donc pu visiter le monde des profondeurs. Tout y est différent de notre monde habituel : les formes, les couleurs, les sons, les mouvements, sont différents de ce qui se passe sur terre. Et comme tout se passe en silence, il y a une impression irréelle qui se dégage même des scènes les plus violentes auxquelles on peut assister sous l’eau. Cet univers sous marin n’a cessé d’habiter mon imagination, et j’y pense intensément, surtout lorsque je pose les harmonies d’un morceau. Toutes mes ballades, je les visualise au fond de l’eau.

Le Bananier Bleu : Est-ce que le fait d’être finalement signé chez Universal a modifié la conception de ton album par rapport au projet initial ?

Jacques Schwarz-Bart : Le fait d’être signé chez Universal a permis essentiellement de réaliser le projet dans de bonnes conditions. Mais la conception est exactement celle de départ. On ne bosse pas seize ans sur quelque chose pour accepter que quelqu’un vienne vous dire ce qu’il faut modifier pour faire plaisir au patron du label.

Le Bananier Bleu : On a déjà beaucoup parlé des apports de Admiral T, Jacob Desvarieux ou encore Jean-Pierre Coquerel, mais très peu de la participation de Stephanie McKay…

Jacques Schwarz-Bart : Stephanie McKay est non seulement une grande voix de la soul music, c’est une vocaliste au sens noble du terme. Elle peut chanter à l’unisson des mélodies avec un instrument de musique, et sa sensibilité, doublée de son timbre unique, donnent un rendu artistique chargé d’émotion. Elle prépare en ce moment un album qui va faire très mal. Ce sera l’explosion de l’année 2007.

Le Bananier Bleu : Comment as-tu choisi l’équipe des musiciens new-yorkais qui t’accompagnent ?

Jacques Schwarz-Bart : J’ai rencontré Milan Milanovich dans une jam session à Brooklyn deux mois avant l’enregistrement. Il m’a époustouflé. J’ai tout de suite vu que sa compréhension du rythme et son ouverture harmonique en faisaient un candidat parfait. Pour ce qui est de Lionel Loueke, venant du Bénin, je savais que son langage d’extraterrestre était aussi rythmiquement enraciné, et qu’il s’intégrerait sans problème à ma musique.

J’utilise trois bassistes sur le disque, Mark Kelley, Vicente Archer et Patrice Blanchard. Je savais que je pouvais compter sur eux pour me donner des notes lourdes. Dans mon concept, beaucoup de lignes de basse sont écrites afin de créer un groove d’ensemble avec les tambours. Mais pour que ces lignes sonnent, il faut qu’elles soient jouées de façon chaloupée, au fond du temps et avec un son lourd, comme dans la soul…

Le Bananier Bleu : En ce qui concerne la rythmique Ka de ton album, tu as fait appel à la génération montante des tambouyés guadeloupéens, représentée ici par Sonny Troupé et Olivier Juste.

Jacques Schwarz-Bart : Ces deux musiciens sont des éléments clé de la réalisation de « Soné Ka-La ». Car à la fois ils ont une dimension qui s’enracine profondément dans la science traditionnelle du Gwoka, mais ils ont également une connaissance de la musique en général. C’est une condition indispensable pour pouvoir jouer ma musique, car j’explore une voie qui m’amène à voyager à l’intérieur et à l’extérieur des notions de styles musicaux. C’est en cassant les barrières stylistiques que je pense trouver ma propre voie. Et j’ai besoin de tambouriers qui me suivent jusqu’au bout de mon voyage. En l’occurrence, ce fut chose facile pour Sonny et Olivier qui ont beaucoup développé leurs talents naturels au fil des années. Ils ont fait un travail qui les hisse à un niveau international.

Le Bananier Bleu : Le morceau caché est souvent un bon point de départ pour faire l’analyse du musicien qui l’a composé. Chez toi, et sans trop déflorer le sujet pour ceux qui ne l’aurait pas encore écouté, on peut parler de variation sur la fusion Gwoka & jazz, différente du reste de l’album, et avec un côté très actuel et très urbain…

Jacques Schwarz-Bart : Le morceau caché ici est simplement un remix du morceau Soné Ka-La, fait par DJ Spinna, et donc indépendamment de toute intervention de ma part, sinon pour donner mon accord !

Le Bananier Bleu : Merci Jacques.

Propos recueillis par Christophe Jenny – novembre 2006

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